vendredi, juin 16, 2006

Droit contre justice militaire : des avocats à Guantanamo

Le nom sonne comme un défi : "Le barreau de Guantanamo". Plusieurs centaines d'avocats américains font partie de ce barreau fictif qui tente de faire prévaloir le droit civil sur la justice militaire dans la prison de la base américaine à Cuba.

Pendant plus de deux ans, les détenus - aujourd'hui au nombre de 457, originaires d'une trentaine de pays - n'ont eu d'autres contacts avec l'extérieur que les délégués de la Croix-Rouge. Le 28 juin 2004, la Cour suprême, dans une décision historique, avait réfuté l'argumentation du gouvernement, selon laquelle la guerre antiterroriste appelait de nouveaux "paradigmes légaux". En conséquence, elle a autorisé les prisonniers à contester leur détention devant la justice américaine.

Le temps d'obtenir les autorisations, les avocats ont fait leur apparition à Guantanamo. Depuis, on assiste à une guérilla entre ces avocats et les militaires. "On doit se battre pour tout, jusqu'au moindre détail", soupire Gitanjali Gutierrez, qui fut la première à se rendre à la prison, en septembre 2004, au nom du Center for Constitutional Rights, l'association qui a porté la première plainte et qui représente plus de 200 détenus.
Parmi ces juristes, on trouve des professeurs de droit, des avocats spécialisés dans la défense des droits de l'homme, mais aussi de très nombreux avocats d'affaires. Quand Shearman & Sterling, l'un des cabinets les plus connus, a été approché pour prendre la défense de 12 Koweïtis, en 2002, la cause des "ennemis combattants" - formule mise au point par les services juridiques de l'administration pour soustraire les personnes concernées aux conventions de Genève applicables aux prisonniers de guerre - n'était pas très populaire. "C'était comme travailler pour l'ennemi, dit David Cole, professeur de droit constitutionnel à l'université de Georgetown, à Washington. Il y avait aussi le sentiment que ces cas n'aboutiraient à rien."
Mais la firme ne voulait pas perdre ses liens privilégiés avec le Koweït. Elle a accepté. Après la décision de la Cour suprême, les plus grands cabinets privés se sont mis à se préoccuper de Guantanamo. Paul & Weiss, qui défend Lewis Scooter Libby, ancien chef de cabinet du vice-président, a accepté 10 détenus saoudiens parmi sa clientèle. Perkins & Coie, de Seattle, a pris une partie de la défense du Yéménite Salim Hamdan, bien qu'il travaille pour Boeing, un important fournisseur de l'armée, comme le lui a fait remarquer, en mars, un procureur militaire. "La présence de ces firmes traduit une vraie préoccupation de l'establishment", estime M. Cole.
A 52 ans, l'avocat Murray Fogler n'avait jamais défendu d'indigents. Associé dans un cabinet privé de Houston (Texas), il traite usuellement d'affaires commerciales. Quand nous l'avons joint, il était à New York pour participer à une médiation dans un litige avec une compagnie d'assurances. En janvier 2005, il a lu que l'on recherchait des avocats pour défendre les détenus de Guantanamo. "J'étais préoccupé par la direction que prenait le pays. Je me suis porté volontaire", dit-il. Le détenu qui lui a été confié est un Soudanais, Salim Mahmoud Adem. Il a été capturé au Pakistan, dans la maison familiale.
Pendant des mois, l'avocat n'a pas pu se rendre sur place. Un juge a levé les obstacles et Me Fogler a enfin pu voir son client, début mai. Pour les visites, les prisonniers sont conduits à Camp Echo, une unité de cellules en "dur". Elles sont filmées, mais les autorités affirment qu'elles n'enregistrent pas le son.
"C'est une expérience surréaliste, dit l'avocat. Ces gens ne sont pas américains, ils ne comprennent pas du tout le contexte de leur présence ici." Salim Adem a refusé de coopérer. "Il est sceptique, et c'est normal. Les détenus voient des avocats depuis deux ans, mais nous n'avons pas beaucoup de résultats à leur montrer", justifie-t-il.
Avant de repartir, les juristes remettent les notes qu'ils ont prises à l'autorité militaire, qui les expédie en Virginie dans une enveloppe scellée. Si elles sont classées confidentielles, elles sont conservées dans ce même lieu, tenu secret, et les avocats doivent se déplacer pour les consulter. Si elles ne le sont pas, elles sont renvoyées à l'expéditeur dans le mois qui suit. Me Fogler n'a pas perdu espoir de communiquer avec son client soudanais. "C'est un homme très fier. Il estime que le gouvernement doit le croire sur parole."
Les avocats ont développé une certaine sympathie pour les détenus. Certains leur ont apporté des chaussures de sport. "Je pourrais certainement inviter la plupart d'entre eux chez moi", a déclaré Marc Falkoff, qui défend treize Yéménites qu'il décrit comme de simples "passants". L'un des pionniers, Thomas Wilner, de Shearman & Sterling, a suggéré l'idée d'obtenir une indemnisation pour les prisonniers relâchés qui soit "au moins aussi importante que la récompense donnée aux chasseurs de primes pour les attraper".
Depuis 2004, en moyenne, un avocat rend visite chaque semaine à son ou ses clients à la base (cette semaine, les visites ont été suspendues à cause du suicide de trois détenus). Leur présence a changé le "paradigme". L'information a commencé à circuler. "Le gouvernement a été obligé de tenir des auditions. Il a relâché plus de 250 détenus, il a réformé les méthodes d'interrogatoire", souligne le professeur David Cole. Pour lui, la simple menace d'un droit de regard civil, assortie de la pression étrangère, a été efficace. "Bush a été obligé de reculer."
© Le Monde.fr

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