mardi, juin 13, 2006

Quand le suicide devient une délivrance

GUANTANAMO BAY •

Trois prisonniers du camp américain de Guantanamo, sur l'île de Cuba, sont parvenus à mettre fin à leur jour par pendaison. Ces actes désespérés témoignent de l'inhumanité de leurs conditions de détention en dehors de tout cadre légal et en dépit des appels des Nations unies à fermer ce centre où sont enfermés de présumés terroristes.

Ce n'était pas un acte de désespoir, mais un acte de guerre lancé contre nous. Les prisonniers n'ont aucun respect pour la vie, que ce soit la nôtre ou la leur." Tels sont les commentaires du contre-amiral Harry Harris, commandant de la base navale américaine à Cuba, à propos du suicide de trois prisonniers de Guantanamo, survenu le samedi 10 juin. Selon The Washington Post, il s'agit de deux Saoudiens - Yasser Talal Al-Zahrani, 22 ans, et Mani ben Chamane Al-Otaïbi, 30 ans - et d'un Yéménite - Ali Abdullah Ahmed, âgé d'une trentaine d'années. Ils ont été retrouvés pendus dans leurs cellules à l'aide de cordes fabriquées avec leurs habits et leurs draps. Détenus depuis plusieurs années, les trois hommes n'étaient accusés d'aucune charge, comme la quasi-totalité des prisonniers du camp de Guantanamo. De plus, à la différence de la plupart des détenus, ils n'avaient pas d'avocats.

Selon le Pentagone, les trois détenus étaient un "agent d'Al-Qaida de niveau intermédiaire ou supérieur", un "militant recruteur" et un "combattant au front avec les talibans", poursuit le quotidien américain. Une enquête criminelle militaire a été lancée pour comprendre comment ces trois suicides ont pu aboutir. En effet, les trois détenus ont réussi à ne pas être aperçus par les surveillants de la prison. D'où le titre du New York Times, "l'enquête à Guantanamo est centrée sur le stratagème des prisonniers".

Dans son éditorial, le journal commente "une nouvelle qui ne surprend personne". Il s'agit d'une "conséquence inévitable de l'existence d'un sous-monde de désespoir, hermétique aux lois des nations civilisées, où les hommes peuvent être détenus sans aucun espoir d'un traitement décent, d'une justice impartiale ou, dans de trop nombreux cas, d'une éventuelle libération".
The Christian Science Monitor rappelle, en citant des sources militaires, que, depuis l'ouverture du camp de Guantanamo, il y a eu 41 tentatives ratées de suicide. Récemment, trois détenus ont tenté de mettre fin à leur jour par overdose d'antidépresseurs, alors que d'autres détenus essayaient de se révolter. En outre, ajoute le Monitor, plusieurs dizaines de prisonniers ont observé une grève de la faim, ce qui a poussé les responsables militaires à les alimenter de force. Au début de l'année, des avocats se sont plaints du fait que le personnel médical du camp introduisait de gros tubes dans le nez des prisonniers pour les nourrir contre leur gré. Or la méthode s'avère extrêmement douloureuse et s'apparente à de la maltraitance. Selon les avocats, le nombre de grévistes de la faim a considérablement baissé à la suite de l'usage des tubes".
En dépit des réactions hostiles provoquées par de telles pratiques dans les milieux médicaux, "le Pentagone a réaffirmé le droit des médecins militaires à alimenter les prisonniers de force. L'unique rôle des psychiatres à Guantanamo serait de préparer les détenus pour les interrogatoires", note The New York Times.

"En un sens, les trois décès ne changent rien : le droit international et l'opinion publique ont déjà condamné Guantanamo comme une honte pour un pays qui prétend lutter au nom de la liberté. D'un point de vue pratique, la politique d'extradition de suspects et de détention indéfinie sans procédure légale s'est révélée un échec honteux : la plupart des prisonniers n'ont que peu ou pas de liens avec le terrorisme, et la prétention des Etats-Unis de détenir le noyau dur d'Al-Qaida n'a jamais été prouvée devant un tribunal", déplore The Guardian dans son éditorial.
Et le journal de gauche britannique de dénoncer la passivité de Tony Blair dans ce débat. "Est-ce que le Royaume-Uni fera le nécesaire pour que la fermeture de Guantanamo devienne une réalité ?" demande pour sa part l'avocat Zachary Katznelson dans une contribution éditoriale au Guardian. "Car ce qui est en jeu, outre le destin de 460 détenus, c'est de savoir si les Etats-Unis et ses alliés conduiront le monde en montrant un exemple démocratique ou s'ils continueront à prétendre servir les droits de l'homme et les sociétés ouvertes tout en dénigrant leurs principes chéris par leurs actes." Ce juriste, qui fait office de conseil à Reprieve, une organisation qui représente 36 détenus de Guantanamo Bay, espère des changements avant que d'autres détenus ne parviennent à leurs fins suicidaires. Et de citer le cas de l'un de ses clients, Mohamed El-Gharani, un mineur arrivé à Guantanamo à l'âge de 15 ans et qui cette année a tenté de se suicider à deux reprises.

La mort de trois prisonniers ne fait qu'aggraver le poids des critiques internationales exigeant la fermeture immédiate de Guantanamo Bay à l'instar des Nations unies le mois dernier. "Mais l'administration Bush y a répondu par la défiance", affirme The New York Times. Quant aux propos du commandant Harris, ils révèlent selon le journal, "une profonde inhumanité. Ils en disent beaucoup plus sur les raisons de fermer Guantanamo que n'importe quel rapport des Nations unies."

Philippe Randrianarimanana
© Courrier international 2006

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