mercredi, octobre 11, 2006

«J'ai été interrogateur à Abu Graib»


Il y a quelques jours, le Sénat américain a approuvé une proposition de loi qui légalise certaines pratiques de torture : privation de sommeil, maintien forcé dans des positions stressantes, exposition directe à une source de chaleur, au froid, à des jets d'eau Pourtant cela fait bien longtemps que l'armée américaine recourt à ce genre de supplices, explique Joshua Casteel, vétéran de la guerre d'Irak. C'est le 11 septembre dernier, lors d'un colloque anti-guerre à Stockholm, que j'ai rencontré Joshua. Pour son discours, il portait son uniforme militaire. «J'ai été interrogateur à Abu Graib» , ont été ses premières paroles

Interrogateur à Abu Graib?

Joshua Casteel. Exactement. Tout au long de ma mission de huit mois en Irak, j'ai travaillé comme interrogateur dans la fameuse prison d'Abu Graib. Je suis arrivé à Bagdad après le fameux scandale sur le mauvais traitement des prisonniers et la publication des photos choc dans la presse mondiale.
Ma mission consistait donc à reconstruire le «nouveau visage d'Abu Graib», basé sur un total respect des droits de l'homme. D'ailleurs depuis lors les choses sont plus ou moins réglées. Mais mes collègues sont souvent en mission dans des équipes mobiles et se déplacent pour aller interroger les prisonniers. Ils me racontent que les pratiques de torture sont loin d'avoir été abandonnées. Certains racontent qu'ils ont vu des prisonniers aspergés d'eau froide avant d'être placés devant un appareil à air conditionné entraînant une hypothermie jusqu'à la limite du décès. D'autres racontent avoir vu des prisonniers se faire frapper avec le côté plat d'un marteau ou se faire broyer les os...
Pouvez-vous nous parler de votre expérience personnelle par rapport à ces interrogatoires?
Joshua Casteel. J'ai moi-même procédé à 130 interrogatoires. Dans notre jargon, nous appelons cela des combatinterrogations , c'est-à-dire interroger des personnes suspectées d'avoir commis des actes de résistance ou de terrorisme. Mais pour être honnête, on peut compter sur les doigts d'une main le nombre de personnes qui étaient réellement impliquées dans l'une ou l'autre de ces actions. J'ai surtout interrogé de simples pères de famille, des chauffeurs de taxi qui s'étaient retrouvés au mauvais endroit au mauvais moment, ou encore des travailleurs Ces personnes croupissaient généralement au moins six mois en prison avant d'être soumises à un premier interrogatoire. Ce qui leur arrivait après, je l'ignore. Nous appliquons une méthode de travail complètement cloisonnée. Ma mission consistait à les soumettre à un interrogatoire approfondi. Je devais ensuite rédiger un rapport complet et le remettre à mon supérieur. Pour moi cela s'arrêtait là.
Par contre, Abu Graib était devenue la plus importante «école de terroristes» d'Irak. De nombreux innocents se retrouvaient des mois durant aux côtés de vrais résistants ou de membres d'un groupe islamiste radical. Les «gens ordinaires» ne comprenaient pas pourquoi ils avaient été arrêtés. être retenus aussi longtemps sans motif était pour eux une véritable frustration continue qui s'est transformée, au fil des mois et aux contacts des personnes réellement impliquées dans l'opposition, en une conviction. Par conséquent, bon nombre de ces personnes étaient, à leur libération, radicalement opposées à l'occupation.
Comment vous êtes-vous engagé dans l'armée?
Joshua Casteel. Je viens d'une famille de militaires. Mon grand-père a combattu en Europe durant la Seconde Guerre mondiale et plus tard en Corée et au Vietnam. Mon père était capitaine mais il a eu la chance de ne pas partir au combat. Quant à moi, je suis entré à l'armée à l'âge de 17 ans. J'ai d'abord servi 8 ans comme réserviste et étudiant. Après le 11 septembre 2001, j'ai estimé que je devais faire quelque chose pour protéger mon pays. J'ai repris un service actif. Au terme de deux ans de préparation, je suis parti en Irak.
Aujourd'hui, le service militaire n'est plus obligatoire. Comment le gouvernement Bush va-t-il pouvoir convaincre suffisamment de jeunes gens à s'engager dans l'armée?
Joshua Casteel. Si l'on croit la propagande, tous les soldats sont aujourd'hui des volontaires. C'est complètement absurde ! Je dirais qu'il existe à présent un service économique obligatoire. L'armée recrute principalement parmi les pauvres. Les jeunes s'engagent dans l'armée car ils pensent que c'est l'unique perspective qui s'offre à eux. J'ai mené un petit sondage lorsque j'étais en Irak. J'ai demandé aux autres soldats les raisons de leur engagement. Plus de 90% ont répondu que le « funding for school» (financement des études par l'armée en échange d'un service militaire) avait été la principale voire l'unique raison de leur engagement. Le président Bush a lancé un programme éducatif baptisé « no child left behind» (aucun enfant ne sera oublié. En réalité, chaque école qui reçoit des subsides est obligée de communiquer aux recruteurs de l'armée toute une série d'informations concernant les élèves (revenu de la famille, race, situation matrimoniale des parents, etc.). De cette manière, l'armée sait précisément à qui elle doit proposer ses avantages et bourses d'études. Le budget alloué à ce type de recrutement est énorme.
Avez-vous facilement obtenu votre statut d'objecteur de conscience?
Joshua Casteel. Je suis devenu objecteur de conscience pour des motifs religieux. J'avais besoin d'affirmer mon identité et de rejoindre l'opposition à la guerre. Aux états-Unis, être chrétien signifie souvent être à droite et soutenir Bush. Mais aujourd'hui, un mouvement de chrétiens de gauche est en train de se développer. L'armée a mené une enquête de plusieurs mois mais finalement j'ai obtenu mon statut. Mais mon cas est assez exceptionnel... Sur les 10000 personnes qui ont fui le service militaire, seules 300 ont obtenu le statut d'objecteur de conscience. Pour les autres, on parle «d'absence non autorisée». Ils sont nombreux à partir pour le Canada ou l'Europe mais beaucoup restent aux états-Unis et y vivent dans l'illégalité.
Comment l'association IVAW mène-t-elle ses actions?
Joshua Casteel. Notre objectif est de renforcer dans notre pays, avec la collaboration d'autres organisations pacifistes, le mouvement de protestation contre la guerre en Irak. En tant que vétérans, nous pensons réellement pouvoir apporter quelque chose à ce mouvement. Chacun de nous a une expérience propre à faire partager, qui pourra en outre étayer les analyses du mouvement pacifiste.
Aux états-Unis, les gens considèrent le métier de soldat comme une profession honorable et noble. Ils ne conçoivent pas que ces gens puissent commettre une erreur. Nous essayons de mettre en doute cette conviction par le biais de nos expériences personnelles.
Nous cherchons à attirer l'attention des médias par des actions très voyantes sur des points passés sous silence. Par exemple, les médias du président Bush n'ont pas le droit de montrer les cercueils des soldats morts en Irak. En octobre, nous organiserons depuis la plus grande base aérienne de la côte est une marche jusqu'à Washington. Nous transporterons une longue rangée de cercueils pour finalement les déposer devant la Maison Blanche. Nous espérons ainsi inciter les gens à rassembler leur courage, à réagir et à ne plus baisser les bras.
«Nous ne pourrons mener à bien notre lutte aux états-Unis que si les mouvements pacifistes en Europe dénoncent haut et fort la complicité de vos gouvernements respectifs. Aussi longtemps que les états-Unis seront soutenus ­ ne fût-ce que tacitement ­ ils pourront aller de l'avant.»
Avez-vous l'impression d'être parvenu à quelque chose?
Joshua Casteel. Aux états-Unis, nous devons, en tant que mouvement pacifiste, surtout nous concentrer sur nos fils et nos filles, sur nos morts et nos blessés, sur les dommages psychiques causés par cette guerre chez les jeunes. Et à partir de là, nous pouvons alors nous soucier du sort de l'Irak et des Irakiens. Les souffrances du peuple irakien ne sont malheureusement pas suffisamment mises en avant. La guerre a déjà fait des centaines de milliers de victimes. Il y a ce mythe de la Seconde Guerre mondiale où les états-Unis seraient intervenus en sauveurs de la planète. Et bon nombre d'Américains sont convaincus que si les états-Unis se rendent quelque part c'est pour sauver le monde.

Comment avez-vous perçu la situation en Irak?
Joshua Casteel. J'ai constaté qu'il y avait un énorme contraste entre les histoires racontées dans la presse américaine et la réalité en Irak. Ces prétendus conflits religieux entre les différentes communautés musulmanes, les chiites et les sunnites. Cela fait 6000 ans qu'ils vivent ensemble aux côtés des communautés juive et chrétienne. Jamais une guerre civile n'a éclaté. Mais depuis que les Américains occupent l'Irak, ils ont tout mis en uvre pour attiser les contradictions entre ces différents groupes religieux.
Je pense que l'on pourrait comparer la situation là-bas à celle des Britanniques en Irlande. Petit à petit ils ont, au cours des siècles précédents, attisé la haine entre protestants et catholiques au travers de privilèges et provocations. Cette politique du diviser pour mieux régner a finalement conduit à rendre la présence britannique en Irlande du Nord inévitable « afin de séparer les parties en guerre » et « préserver la paix ». C'est exactement ce qui est en train de se produire en Irak.
Aux états-Unis, la presse s'attarde surtout sur les violences entre Irakiens. Ce qui entraîne chez les personnes opposées à la guerre une certaine paralysie émotionnelle. Ils ne savent plus comment agir contre l'occupation. Si les Américains s'en vont, la guerre civile ne risque-t-elle pas de s'étendre davantage? Dans ce cas ne vaudrait-il pas mieux que nous restions encore un peu? C'est exactement ce qui s'est passé avec les Britanniques en Irlande du Nord, c'est une technique typique du colonialisme, c'est-à-dire se rendre indispensable.
À présent vous êtes en Europe. Est-ce important pour vous de vous faire entendre ici aussi?

Joshua Casteel. Nous ne pouvons pas limiter nos activités au territoire américain. Prenez le gouvernement irlandais qui s'est déclaré techniquement neutre. Pourtant l'aéroport de Shannon joue un rôle clé dans le transport des troupes américaines et du matériel militaire. Avions, pièces pour hélicoptères, vivres, etc. Pratiquement tout ce qui provient des états-Unis par voie aérienne passe par là. La majorité des Irlandais est radicalement opposée à la guerre, mais peu s'opposent au transit de ce matériel de guerre. Quant au gouvernement irlandais, il prétend que s'il s'y oppose, le pays risque de perdre un nombre important d'investissements américains. Cet argument est avancé dans plusieurs autres pays d'Europe et au Canada.
Mais nous ne pourrons mener à bien notre lutte aux états-Unis que si vous aussi ­ je veux parler des mouvements pacifistes en Europe ­ protestez et dénoncez haut et fort la complicité de vos gouvernements respectifs. Je suis convaincu que si un ou plusieurs pays ont le courage d'agir de la sorte, beaucoup d'autres suivront. Et cela nous rendra beaucoup plus forts. Aussi longtemps que les états-Unis seront soutenus ­ ne fut-ce que tacitement ­ ils pourront aller de l'avant.

Interview par Pol De Vos10 octobre 2006
http://www.stopusa.be/home/

Vétérans de la guerre d'Irak contre la guerre (Iraq Veterans Against War ­ IVAW)
L'association IVAW regroupe des vétérans de guerre et des militaires en service actif qui militent pour que leurs frères et surs puissent rentrer chez eux. C'est ainsi que le site www.IVAW.org résume la mission de cette organisation.

Le mouvement a vu le jour en juillet 2004 à l'occasion de l'assemblée annuelle des Vétérans pour la Paix à Boston et sur l'initiative de cinq jeunes vétérans pour permettre aux militaires et aux vétérans opposés à la guerre d'enfin faire entendre leur voix.
L'association met en avant trois revendications :
Le retrait immédiat de toutes les troupes d'occupation en Irak.
Le versement de dommages de guerre pour les pillages et dégâts commis en Irak, de sorte que les Irakiens puissent à nouveau planifier leur vie et leur avenir.
Une aide sociale et médicale (y compris les soins de santé mentale) et autres.
Des mesures de soutien pour tous les soldats de retour.
L'association compte aujourd'hui 300 membres actifs dans tout le pays ainsi qu'au Canada. L'IVAW entretient des contacts avec d'autres associations de vétérans de guerre comme « Vétérans pour la Paix» et «Vétérans du Vietnam contre la guerre». L'IVAW entend également informer la population de la situation réelle en Irak. Ses membres se rendent aussi dans les écoles pour expliquer aux enfants la réalité du service militaire. L'IVAW soutient tous ceux qui s'opposent à la guerre, y compris les objecteurs de conscience et les personnes poursuivies pour avoir refusé de servir dans l'armée.

http://20six.fr/basta/art/1344178

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